Art et philosophie

On nous demande ici d'examiner quels sont les rapports entre deux notions qui appartiennent toutes deux au domaine de l'activité de l'homme, à savoir, l'art et la philosophie.

 

Introduction

 

On nous demande ici d'examiner quels sont les rapports entre deux notions qui appartiennent toutes deux au domaine de l'activité de l'homme, à savoir, l'art et la philosophie.

 

Spontanément, nous sommes portés à faire la différence entre ce qui relève de l'art et ce qui relève de la philosophie : en effet, nous avons un rapport différent envers les oeuvres de la philosophie et celles relevant de l'art. Nous sommes en effet portés à dire que les oeuvres de la philosophie nous communiquent un certain savoir, et sont essentiellement intellectuelles, c'est-à-dire, nécessitent un effort intellectuel, et s'adressent à notre entendement ou à notre raison : bref, ici, nous sommes essentiellement dans l'abstrait. Au contraire, nous sommes portés à dire que les oeuvres de l'art sont là essentiellement pour agrémenter notre existence, et qu'elles s'adressent à notre sensibilité : l'art relèverait essentiellement du sensible et apporterait un plaisir.

 

Ainsi, au premier abord, trouvera-t-on étrange que les deux notions d'art et de philosophie soient, dans notre intitulé, reliées par la conjonction de coordination "et" : en effet, cela ne présupposerait-il pas qu'il est légitime de les mettre côte à côte et de les interroger ensemble, comme si elles avaient des points communs ou comme si leurs existences respectives pouvaient être amenées à se croiser?

 

Mais si nous nous éloignons de l'attitude du sens commun pour envisager ce que nous disent quant à eux les philosophes sur les rapports entre la philosophie et l'art, on ne peut que faire un constat : tantôt les philosophes ont prôné le remplacement de l'art par la philosophie, tantôt l'abolition de la philosophie au profit de l'art (ou la réalisation de la philosophie dans l'art).

 

Le lecteur philosophe comprend donc bien l'intérêt, et la légitimité, de l'intitulé du sujet : il interroge la philosophie, et lui demande de fournir ses titres de créance quant à ce qu'elle dit de l'art.

 

Nous aurons à nous demander si la philosophie et l'art sont essentiels l'un à l'autre, ou plus précisément, dépendent l'un de l'autre, et ce, conceptuellement ; ou si cela ne révèlerait pas plutôt d'une "histoire malheureuse", celle d'une emprise de l'une des notions sur l'autre, d'un assujettissement de l'une à et par l'autre. Et si la dépendance ou l'interchangeabilité entre les deux ne pourrait pas être remplacée par un rapport de communication ou d'entr'aide, sans que cela mène à leur disparition l'un au profit de l'autre -c'est-à-dire, sans que l'on perde de vue leur autonomie, leur valeur propre, qui n'aurait pas à être évaluée à l'aune de l'autre.

 

Entre art et philosophie, doit-on concevoir qu'il y a harmonie, ou combat? Mais cette question est-elle vraiment pertinente ou même légitime?

 

 

 

I- Nous devons d'abord caractériser chacun des termes avant, et afin, de savoir quel type de rapport peut s'instaurer entre eux.

 

 

A- Caractérisation de la notion d'art

 

1) Signification générale du terme d'art

 

On notera tout d'abord que le terme d'art est ici pris dans toute sa généralité : il ne s'agit pas des beaux-arts à proprement parler. Il faut noter que le terme d'art n'a pas toujours signifié l'activité créatrice d'oeuvres belles. En effet, jusqu'au 18e, il a été synonyme de "technique", et a englobé le domaine de l'activité humaine capable de production.

 

Ainsi pour Aristote l'art est le domaine de la poiésis, ou activité fabricatrice, qui, par l'emploi de règles, crée des oeuvres extérieures. Originellement, donc, l'art ne se distingue nullement de l'artisanat. Il est avant tout action extérieure, transformation de la nature, et il s'oppose par là aux deux autres domaines d'activité humaine que sont la praxis, qui est également du domaine de l'agir, si ce n'est qu'elle connote la transformation de soi par soi ou ce qu'on appelle aujourd'hui l'action morale, ainsi qu'à la théoria ou vie contemplative, qui englobe la philosophie et la science.

 

Connoté ainsi péjorativement en tant que l'art est du côté du travail et non du côté du loisir philosophique de la Grèce antique, l'art en vint pourtant peu à peu à s'émanciper de son côté artisanal et strictement productif, pour désigner une activité libre et si l'on veut noble, dans laquelle l'artiste met sa propre empreinte intérieure sur l'extérieur, et où il transmet dans son oeuvre sa propre vision du monde, de l'homme, et même, souvent, des rapports de l'homme et du monde.

 

2) Ses moyens d'expression essentiels

 

Après cette caractérisation sommaire de l'art, nous devons également préciser quels sont ses moyens d'expression essentiels, ce sans quoi il ne saurait y avoir art ou oeuvre d'art.

 

On serait automatiquement tenté de faire ici référence à la beauté ; pourtant, comme l'a bien vu Kant dans saCritique de la faculté de juger, la beauté est essentielle à l'expérience esthétique ou aux caractères esthétiques d'un objet, mais non à proprement parler à l'oeuvre d'art ; Kant estime même que la beauté serait à la rigueur seulement prédicable de la nature, en tant notamment que quand nous jugeons belle la nature, ce jugement est spontané et n'est médié par aucun intérêt, alors que vis-à-vis des oeuvres d'art, notre jugement esthétique estimant leur beauté est toujours douteux, médié par la culture et les raffinements de la vie en société.

 

D'ailleurs, sans faire référence à l'oeuvre d'un philosophe, nous pouvons ici donner comme exemple des oeuvres d'art dans lesquelles ce qui les fait être oeuvres d'art n'est pas leur beauté : en effet, on ne peut dire que l'urinoir de Duchamp, intitulé "Fontaine", ou encore, le "Carré blanc sur fond blanc" de Malévitch, sont "beaux" ; et pourtant, nous estimons que nous avons affaire à de l'art.

 

Nous préférerons alors dire à la suite de Hegel (in Cours d'esthétique, tome 1, Champs Flammarion) que l'art consiste essentiellement à exprimer des idées dans un matériau sensible. Son domaine d'expression privilégié est donc celui du sensible, de l'image. Son propos est de rendre visible, ou de manifester, de montrer, ce qu'il veut nous transmettre.

 

B- Caractérisation de la notion de philosophie

 

1) La philosophie quant à elle est une activité essentiellement rationnelle, ayant non seulement son origine dans notre raison, mais aussi, s'adressant à celle-ci.

 

Dans une première définition, à la fois historique et générale, elle se définit, depuis Socrate, et par l'intermédiaire de Platon, comme interrogation critique sur nos préjugés à propos de la réalité quotidienne, vis-à-vis de laquelle elle nous aide à prendre une distance salutaire, en nous permettant de voir lucidement le réel qui nous entoure, et même, pour les plus heureux, comme le montre la fameuse allégorie de la caverne du livre 7 de la République, elle permet de voir ce qui est réellement réel au-delà des apparences immédiates. C'est une activité réflexive, de prise de conscience de soi, le lieu où la pensée s'exerce explicitement et en toute conscience ; et ce, sous la forme adéquate à la pensée, qui est le concept.

 

Plus spécialement la philosophie est synonyme de métaphysique, en tant qu'elle s'interroge sur la condition humaine, sur le sens de la vie, sur l'origine de l'univers et sur sa nature, etc. Elle cherche à savoir quel est le fond des choses, de la réalité humaine. Elle est donc essentiellement une discipline interrogative et réflexive qui culmine dans les questions de type "pourquoi (y a-t-il quelque chose plutôt que rien?)" ainsi que "qu'est-ce que (essentiellement, est cette chose qui se présente au premier abord comme ayant telles déterminations sensibles?)".

Il semble donc que l'art n'ait rien à voir avec la philosophie, puisque celui-ci a essentiellement affaire au sensible, à la fois comme contenu et comme moyen d'expression, alors que la philosophie, elle, a essentiellement rapport au conceptuel comme moyen d'expression, et à un réel pensé comme plus vrai que les apparences immédiates, comme contenu. En tout cas, il est certain, au premier abord, qu'il n'y a pas de philosophie dans l'art ni d'art dans la philosophie ; ou, pour le dire autrement, la philosophie n'est pas de l'art, et l'art n'est pas de la philosophie.

 

II- Conséquence : le rapport entre l'art et la philosophie est un rapport d'irréductibilité et d'opposition

 

Il ne semble donc pas qu'on puisse être amené à les confondre, ni même qu'on puisse penser un passage entre les deux : les frontières entre eux sont bien délimitées, puisqu'ils n'ont vraisemblablement rien à voir l'un avec l'autre. Il semble donc que le rapport entre les deux notions ne puisse être que d'opposition, et ne puisse aboutir qu'à un conflit.

 

A- Ils sont irréductibles du point de vue de la méthode

 

Du point de vue de la méthode, on peut dire que l'art et la philosophie sont coupés l'un de l'autre, sans passage possible de l'un à l'autre. On va voir qu'ils renvoient vraisemblablement à différentes facultés de l'esprit.

 

D'abord, en effet, l'art renvoie à la sphère du sentiment, de l'imagination, alors que la philosophie, elle, renvoie à ce qui est de l'ordre de la raison. L'art serait donc de l'ordre du confus, de l'effusion des sens, alors que la philosophie, en tant qu'elle relève du concept, est liée à la clarification des idées.

 

Kant, quand il définit, dans les paragraphe 46 de la Critique de la faculté de juger, les beaux arts comme relevant du génie, pourrait très bien être en train de nous dire que l'art est spécifiquement différent de la philosophie du fait qu'il relève du génie. En effet, le fait que l'artiste soit un "génie" signifie qu'il ne sait pas rendre compte de ce qu'il fait, qu'il ne peut expliquer son oeuvre. Non seulement on est ici loin de l'esprit conscient de soi, mais encore, du domaine de la clarté. En effet, le génie est encore défini par Kant comme faculté des idées esthétiques, c'est-à-dire, des représentations à jamais irréductibles au concept. Si elles donnent à penser, et même, beaucoup à penser, on ne pourra jamais avoir d'elles une notion adéquate ou un concept.

 

Ainsi on aura beau analyser une oeuvre, qui aurait par exemple pour but de nous montrer la brièveté de la vie humaine, en tant qu'elle relève des beaux-arts, on ne pourra jamais épuiser le réseau de ses significations . La philosophie, si elle veut parler de la brièveté de la vie humaine, cherchera à le faire le plus clairement possible, et, surtout, elle n'a pas le droit, à moins de refuser justement son statut de philosophie, de recourir à la méthode de l'artiste. Un philosophe qui estimerait écrire, par exemple, sur le coup du génie, est un poète, ce n'est pas un philosophe.

 

B- Art et philosophie sont irréductibles du point de vue de leur contenu

 

Du point de vue du contenu également, il semble que l'opposition art et philosophie soit bien tranchée. L'art appartient en effet à un domaine qui, eu égard aux concepts que la métaphysique emploie ou évalue positivement, ne peut qu'être dévalué par rapport à la philosophie.

 

L'art en effet a à voir avec les apparences sensibles ; or on sait que dès ses débuts le philosophe s'est opposé à ce domaine en tant qu'il n'est pas voie d'accès à l'être, et n'est même pas de l'être à proprement parler : les apparences sensibles ne renvoient qu'à la surface des choses. La philosophie qui est recherche de la vérité, et, en tant que métaphysique, enquête ontologique, ne peut que s'opposer au domaine des apparences et même du sensible en général.

 

On comprend que Platon, initiateur du discours philosophique occidental, mette l'art hors du champ de la philosophie. L'auteur pense l'art comme opposé à la philosophie et comme dangeureux pour elle. En effet, l'art est pour lui du même ordre de valeur que la rhétorique ; l'art dupe et flatte les sens, et nous éloigne de la réalité vraie.

 

Si on regarde le portrait du poète qui est fait dans les livres 3 et 9 de La République, on ne peut que constater qu'il s'oppose en tous points avec le portrait du philosophe qui nous est dépeint dans le livre 7. L'artiste ou le poète, est éloigné de trois degrés de la vérité : quand il copie quelque chose, ce n'est même pas l'exemplification de l'Idée, qui elle est déjà une pâle copie de ce qui est réellement réel, mais seulement son reflet apparent ; le poète néglige la vérité et détourne l'amateur d'art de l'effort pour atteindre au vrai ; pire, il fait passer son entreprise pour vraie, alors qu'il n'a aucune connaissance véritable de l'Idée : il est donc en opposition avec le philosophe et peut même empêcher celui-ci de mener à bien son entreprise d'éducation du peuple.

 

L'art est dangeureux (en tant, il faut le noter, qu'apparemment, l'art essaierait de s'approprier de l'objet propre du philosophe : car alors, ayant avec lui la belle apparence, pouvant donner lieu à un plaisir esthétique, il sera plus "convaincant" pour le peuple que la philosophie, qui elle, n'a pour elle que la raison, qui paraît souvent au peuple trop rêche et trop sérieuse...) ; et c'est le philosophe qui reçoit le rôle de nous avertir de ses dangers.

 

La philosophie, chez Platon, se définit donc par son opposition même à l'art, et par sa supériorité sur celui-ci : elle doit le remplacer. L'art de son côté essaierait d'empiéter sur son domaine, sans succès. Il est vrai que si, comme on l'a dit, les caractéristiques spécifiques de l'art sont nettement exclusives de la philosophie, alors, si l'art essaie de faire comme la philosophie, alors, l'art ne peut que, si la philosophie est déclarée supérieure en dignité, faire moins bien qu'elle!

 

III- Dépassement de l'opposition tranchée art et philosophie

 

Mais comment alors expliquer l'importance de l'art dans l'histoire de la philosophie? Si l'opposition paraît évidente, pourtant, la philosophie peut-elle vraiment se passer de l'art? Et les frontières entre les deux, loin d'être infranchissables, ne seraient-elles pas plastiques?

 

A regarder de plus près l'histoire de la métaphysique et/ou de la philosophie, on est donc en présence de difficultés majeures pour notre sujet.

 

A- La philosophie a besoin de l'art

 

En effet, d'abord, il se pose la question de savoir comment il se fait que le texte fondateur de la figure du philosophe -la République de Platon- soit aussi en même temps un manifeste contre l'art. Cela signifie que si l'art est l'autre de la philosophie, c'est la philosophie qui le dit, et cela, originellement ; ainsi le conflit originel de la poésie et de la philosophie dont nous parle Platon dans le livre 9 (op.cit.) a pour origine le discours du philosophe et signifierait que la philosophie est venue prendre la place, dans la Grèce antique où naît une raison remplaçant le mythe et s'opposant au domaine des apparences sensibles, de ce qui peut relever de ce que Kant appelle si bien les "idées esthétiques".

 

Mais cela signifie encore que l'art est essentiel à la philosophie. Depuis toujours, la philosophie se demande ce qu'est l'art -même si évidemment ce n'est qu'avec Hegel que l'art est vraiment considéré comme un objet digne qu'on le traite philosophiquement... - , à tel point qu'on peut presque dire que la philosophie de l'art est le coeur de la philosophie. L'art fait problème pour la philosophie, et ce, non pas seulement en tant que le droit, ou l'histoire, ou tout ce qui est en général, comme le dit Hegel dans la préface des Principes de la philosophie du droit, est l'objet même de la philosophie, mais surtout en ce que définir l'art, permet de définir la philosophie. L'art a toujours permis à la philosophie de réfléchir sur ses propres concepts, il pose des questions philosophiques à la philosophie.

 

Par exemple Platon, à l'époque duquel les oeuvres d'art étaient des copies du monde réel, était poussé par leur existence à s'interroger sur le statut de l'image, et par opposition, de la réalité (qui pour lui est l'Idée). Aujourd'hui plus que jamais, les oeuvres d'art interrogent le philosophe sur statut du réel, de la représentation, etc.

 

B- Les frontières entre eux sont plastiques

 

Ensuite, il apparaît évident que quand l'un des deux domaines est en crise, l'autre domaine prend aussitôt la place ou la valeur de l'autre : il semble y avoir un échange de rôles permanent entre l'art et la philosophie -même s'il apparaît toujours sur le mode du conflit, cela incline à penser que les frontières sont "plastiques" entre eux...

 

Ainsi on constate par exemple que les Romantiques allemands comme Fichte, Schelling, Novalis, ont eu pour but de remplacer la philosophie par l'art. Selon eux, la philosophie étant prisonnière du discours conceptuel ou du rapport sujet-monde, elle ne peut réaliser ce que pourtant elle s'efforce de découvrir, à savoir, la vérité de l'être. Dès lors, ce sera l'art seul qui pourra réaliser ou découvrir ce que la philosophie ne parvient pas à découvrir.

 

Ce que l'histoire de la philosophie nous donne à voir, c'est que c'est toujours ou l'art, ou la philosophie : elle affirme, que ce soit implicitement ou explicitement, l'alternative art/ philosophie.

 

Mais comment cela est-il possible, après nos analyses précédentes? N'avions-nous pas affirmé que tout passage entre les deux était rigoureusement impensable, impossible?

 

On trouve pourtant des philosophes poètes, comme Novalis, ou encore, Nietschze, qui, avec son Ainsi parlait Zarathoustra, a composé un "poème philosophique", qui trouvent que le meilleur moyen pour faire passer un contenu philosophique, est l'art, quoiqu'ait pu dire à ce sujet Hegel, pour qui certes, l'art a le même contenu que la philosophie, mais l'exprime dans une forme inférieure ou inadéquate -la forme adéquate étant le concept, donc, la philosophie.

 

De son côté, l'art prétend d'ailleurs de lui-même à remplacer ou du moins à faire pareil que la métaphysique : ainsi Kandisky, chef de file de l'art abstrait, écrit-il dans Du spirituel dans l'art, et dans la peinture en particulier, que l'art vise (seul) à une connaissance absolue des choses, à nous faire "voir" ce que les apparences sensibles nous cachent...

 

C- L'art, meilleur moyen que le concept pour exposer le contenu de la philosophie...

 

Le contenu de la philosophie est-il donc vraiment, comme nous le sous-entendions dans une première partie, par essence inadéquat à l'art comme méthode d'exposition? L'art ne serait-il pas au contraire le moyen privilégié pour faire passer le genre d'idées que le philosophe ou le métaphysicien veut faire passer?

 

C'est en tout cas l'avis de Carnap, positiviste logique, qui estime, dans son essai intitulé Le dépassement de la métaphysique par l'analyse logique du langage (1929), que, en tant que le philosophe essaie de transmettre sa vision du monde, ou son sentiment à l'égard du monde, il ne peut que s'opposer à la science, et par conséquent ne peut qu'être rangé dans le domaine de l'art. La philosophie n'est pas moins rigoureuse que l'art, et l'art, une fois encore, fait mieux que la philosophie...

 

IV- L'assujettissement philosophique de l'art

 

Mais interrogeons-nous donc sur cette alternative art/philosophie que nous rencontrons sans cesse dans l'histoire de la philosophie : d'où vient-elle? Que signifie-t-elle? -En tout cas, elle ne nous paraît pas "évidente", étant donné notre première détermination des deux termes. En fait, il nous semble que, comme le dit si bien Danto, nous sommes ici en présence d'un "assujettissement philosophique de l'art", ou encore, de l'emprise de la métaphysique sur l'art.

 

A- L'alternative art et philosophie n'est pas évidente, et a pour origine la philosophie.

 

La conséquence de ce qui s'avèrera être, à l'analyse, un assujettissement, nous semble devoir mener à une critique de l'attitude de la philosophie à l'égard de l'art et également à remarquer l'incapacité majeure de la philosophie à penser l'art: la philosophie rate la spécificité de l'art.

 

De plus, peut-être l'art est-il victime de cet assujettissement, comme on peut le voir aujourd'hui : c'est comme si les artistes étaient jaloux des philosophes, ou croyaient qu'ils devaient faire un art philosophique. Le risque, outre la perte de la spécificité de l'art chez les artistes eux-mêmes, nous semble être aussi que cela peut mener à un certain appauvrissement de l'art.

 

En effet, si l'art et la philosophie sont hiérarchisés et interchangeables, c'est qu'on les réfère tous deux à un même but, critère, ou domaine. Mais de quel droit? Pourquoi seraient-ils du même domaine? Pourquoi ne pas reconnaître leur différence et ce, positivement?

 

Ce n'est que parce que la philosophie juge l'art en y important ses propres concepts, en ne voulant pas les mettre de côté, qu'elle méprise l'art -mais aussi parfois, comme nous l'avons vu avec les romantiques, le loue. Ainsi l'art du philosophe, ou l'art dont nous parle la philosophie, ne paraît pas vraiment "accepter" sa spécificité, jusqu'à rater l'expérience esthétique. Le philosophe parlant sur l'art ne s'intéresse en fait pas à l'art -du moins son art nous paraît bien être transformé pour plaire aux lunettes philosophiques. La philosophie ne peut que rater l'art en voulant y retrouver ce qui pour elle a de la valeur. La philosophie prétend déterminer le statut de l'art en cherchant sa distance ou proximité avec les valeurs suprêmes de la philosophie -ce qui revient à le penser "du dehors".

 

Cela a mené Platon à déprécier l'art, comme nous l'avons vu : c'est bien la philosophie qui institue le "manque d'être" de l'art. Dans les hiérarchies des formes d'art faites par les philosophes, comme par exemple chez Kant et Hegel, on trouve toujours, comme par hasard, la poésie ou la littérature en haut de la hiérarchie ; d'ailleurs quand les philosophes veulent remplacer la philosophie par l'art, ce sont ces deux arts qui sont alors investis...

Ici, il nous paraît intéressant de référer à la thèse exposée par Heidegger dans L'origine de l'oeuvre d'art (in Chemins qui ne mènent nulle part). En effet, selon Heidegger, l'essence de l'art est de faire advenir la vérité de ce qui est. Or ici, nous retrouvons toutes les stigmates de ce que nous appelons avec Danto, l'assujettissement philosophique de l'art.

 

En effet, d'abord, Heidegger réfère l'art à la vérité, ce qui rappelle l'attitude originaire de Platon ; seulement ici l'art surpasse en ceci la philosophie puisque la philosophie s'est révélée être, dans ses autres écrits, incapable de mener à bien sa tâche. D'ailleurs, Heidegger dit lui-même dans les éclaircissements qui se trouvent à la fin de cet essai, que "la méditation sur ce qu'est l'art est entièrement et décisivement déterminée par la seule question de l'être". On le voit bien tout au long de cet essai : la question de l'essence de l'art permet de reposer les questions, mal posées et mal résolues jusqu'alors par la métaphysique occidentale (cf.son analyse de la choséité de la chose, à laquelle l'oeuvre d'art -celle de Van Gogh- permet de répondre mieux que toutes les théories philosophiques en vigueur), de l'essence de l'être, et de l'essence de la vérité.

 

On voit donc bien ici que ce qui intéresse le philosophe dans l'art, est une résolution des problèmes philosophiques ou métaphysiques ; la preuve en est, semble-t-il, que son analyse du tableau de Van Gogh est plutôt pauvre et fantaisiste ... L'essai de Heidegger nous porte à penser que la promotion des arts au niveau d'une connaissance "extatique" scelle en réalité leur soumission au discours philosophique ; par là en tout cas on usurpe une description analytique des oeuvres d'art, acceptant leur richesse et leur diversité, et refusant de hiérarchiser les formes d'art -en refusant de dire, comme nous l'avons vu ci-dessus avec Kant et Hegel, qu'une forme d'art serait plus proche de ce qu'est, en son essence, l'art, qu'une autre (nous précisons que, une fois encore, l'art est par essence, pour Heidegger, "Poème").

 

L'opposition comme conflit ou combat pour "avoir la vedette" sur le plan de la vérité, entre art-philosophie est donc apparemment non évidente, elle vient de la philosophie. Mais la philosophie est-elle pour autant condamnée à dénigrer l'art, ou à refuser de voir sa spécificité? L'art et la philosophie sont-ils donc condamnés à ne pas communiquer entre eux, ou à être en conflit? Et si la philosophie nous a semblé être, ou du moins s'affirmer, anti-artistique par essence, l'art, de son côté, est-il par essence anti-philosophique?

 

B- L'art est-il par essence anti-philosophique ?

 

La philosophie, hormis évidemment les romantiques, nous semble en tout cas être injuste avec l'art, ou exagérer son côté "sensible" et par nature ou à jamais fermé à la philosophie.

 

En effet, il nous semble que l'histoire de l'art nous enseigne à reconnaître la présence (non accidentelle) de caractères soi-disant "spécifiques" à la philosophie, au sein de l'art ou de certains courants artistiques. Mis à part le fait que comme on l'a déjà dit, l'artiste lui-même déclare assez souvent que l'art a une fonction métaphysique, il nous semble encore avoir les mêmes vertus que ce par quoi nous avons défini la philosophie dans notre première partie : en effet, il semble y avoir une certaine vertu de mise à distance, non seulement du monde qui nous entoure, mais encore, des préjugés, et même, l'art permettrait de prendre conscience de nous-mêmes et du monde qui nous entoure -et cela, peut-être avec une plus grande intensité ou vivacité que la philsophie, dûe à son caractère de présence et à la place que peut y jouer l'ironie.

 

Ainsi par exemple le mouvement artistique que l'on a appelé "pop-art" permet de montrer la "vérité" de la société de consommation, d'une manière plus vivace que la philosophie ne saurait le faire, puisqu'elle nous le fait deviner en nous mettant à distance de cette expérience même ; par exemple, c'est la signification du geste de Warhol, qui a reproduit en plusieurs exemplaires des boîtes Brillo : il a voulu nous "faire voir" la société de consommation, nous faire réfléchir sur elle. Pour ce qui est de faire précisément prendre conscience de soi, de réfléchir, l'art abstrait de Reinhardt semble bien avoir pour but de permettre de permettre au spectateur de prendre conscience de soi-même à travers l'expérience artistique que ses tableaux suscitent.

 

De plus, par bien des aspects, l'art semble être philosophique, ou plutôt, faire ce que fait la philosophie de l'art. En tout cas, Danto, dans La transfiguration du banal,, interprète l'art contemporain comme étant philosophique : cet art, selon lui, considère que sa tâche est avant tout d'élucider sa propre essence -qui, justement, consisterait dans cette élucidation même! On rappelera ici le geste de Duchamp ou encore, pour reprendre l'exemple privilégié de Danto, les "brushstrokes" de Lichtenstein : dans ces tableaux reproduisant les célèbres coups de peinture des néo-expressionistes, l'artiste ferait la critique de l'art, et réfléchirait sur les fondements de l'art : l'art réfléchit donc sur lui-même. L'art de notre siècle se réduirait à la question de sa propre identité. Essentiellement théorique, il n'a plus besoin de la philosophie.

 

Si par bien des côtés la thèse de Danto est juste, en ce que notamment elle nous permet de dire que l'art n'est pas anti-philosophique par essence, elle semble toutefois rater, elle aussi, la spécificité de l'art : pourquoi si l'art est philosophique essentiellement, continuerait-on à faire des oeuvres d'art? Pourquoi ne pas aller droit à l'essentiel? Il semblerait que sa thèse reconduise l'impasse consistant à dire que si l'art et la philosophie ont même contenu, ou que si l'art n'est en définitive rien d'autre que de la philosophie, alors, il ne sert à rien de faire des oeuvres d'art - ce serait même un signe de l'incapacité de l'artiste à maîtriser le domaine du conceptuel, etc. Il faudrait semble-t-il mesurer le propos de Danto, qui est, encore, le propos d'un philosophe, et reconnaître, plus modestement, que l'art n'est pas seulement un moyen d'expression sensible, comme Hegel lui-même le reconnaissait (op.cit.). Il est aussi, et pour une grande part, intellectuel.

 

D'abord en ce que l'artiste est un penseur, il réfléchit, et fait passer des idées -tout ne se passe pas dans la jouissance perceptive, comme d'ailleurs l'avait vu Kant dans sa théorie du plaisir esthéthique ou du jugement de goût -qui est justement un jugement.

 

Mais encore, en ce que l'artiste, notamment à travers toute la Renaissance, a toujours réfléchi sur son art, et écrit des théories sur son art, comme par exemple Léonard de Vinci.

 

Certes, la théorie ne pourra jamais remplacer l'oeuvre artistique, mais notre propos est de montrer ici que l'activité artistique est intellectuelle en même temps qu'esthétique. -Si bien qu'à proprement parler, le "vrai" concept de l'art auquel nous avons abouti pourrait permettre à terme de le réconcilier avec sa prétendue ennemie la philosophie...

 

C- Un cessez-le-feu semble donc possible

 

Par là en effet, on peut déjà voir un quelconque rapprochement possible entre les deux. Nous ne pouvons que constater que l'histoire de la métaphysique et celle de l'art s'entre-croisent, et que sans cesse, philosophie et art se substituent l'un à l'autre ; on peut interpréter ce constat, sinon comme une preuve de leurs points communs, du moins comme le signe de leurs frontières plastiques et une invitation à ne pas trop vite les séparer.

 

Mais surtout, cela nous met sur la voie d'un réel rapport d'amitié ou de communication entre eux, au sens où on pourrait bien les voir coopérer entre eux.

 

C'est, il semble bien, ce qui se passe dans l'art contemporain. Aujourd'hui plus que jamais, l'art nous paraît être un appel à philosopher, comme peut-être il l'aura toujours été, quoiqu'ait pu en dire Platon -qui vraisemblablement en a fait lui-même pour la première fois l'expérience!

 

Il nous semble très important de reconnaître un rapprochement possible, en ce que nous avons des expressions d'idées, et que nous avons aussi une communication possible, et souvent, effective, comme nous l'avons vu, entre eux ; mais il faut se garder de vouloir porter sur ces domaines d'activité à part entière un jugement de valeur, afin de garder leur spécificité?

 

Conclusion

 

Si l'oeuvre d'art est esthétique, et à ce titre, présentation sensible (de choses, de personnages, et de situations), elle ne s'en adresse pas moins même si à proprement parler elle est non conceptuelle, à la pensée et à la réflexion. Il est donc exagéré de référer l'art aux valeurs de la philosophie, comme si elle avait même but et contenu, mais seulement une forme différente, mais il est tout aussi exagéré de les opposer ou de les hiérarchiser. Disons avec Kant que l'art est essentiellement un jeu avec les concepts, alors que la philosophie les prend au sérieux... Art et philosophie semblent à même de faire travailler notre esprit, s'adressent essentiellement à notre esprit ou à notre entendement, et c'est sans doute pour cela que parfois l'art ou la philosophie transgresse ses limites... (chacun a beaucoup à apprendre de l'autre).

 

Même si dire de l'art contemporain qu'il est philosophique est peut-être exagéré, et ne signifie en fait, plus modérément, que l'art porte de plus en plus à penser pour la philosophie, on peut en déduire qu'il y a une communication évidente entre les deux, et que l'un accompagne l'autre de manière non conflictuelle. Peut-être est-ce un signe, non de la mort de l'art, mais de ce que leurs existences sont nécessairement liées l'une à l'autre (n'avons-nous pas vu que leurs destins étaient liés?). Art et philosophie sont tous les deux en crise, et cherchent, apparemment, à la résoudre en commun, ou du moins en se tournant vers son "autre". Peut-être pourrait-on dire ici après tout que leurs racines sont tellement communes que quand dans une sphère, on n'arrive pas à mener à bien son entreprise, on recourt spontanément (mais sans trop savoir pourquoi) à l'autre...

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