Bonne copie sur l'art
Bonne copie d'élève : L'art permet-il à l'homme de progresser? (TL)
Introduction
Impressionnée par les progrès scientifiques et économiques des deux derniers siècles, notre époque a parfois tendance à considérer l’art comme un passe-temps futile. Utilitaire et pragmatique, notre société divise les activités humaines en « productives » - les secteurs qui produisent soit des objets d’utilisation courante, soit l’argent permettant d’acquérir ces mêmes objets – et « non productives » - les autres secteurs de l’activité, notamment les activités éducatives et artistiques. Ainsi on considère l’art comme un loisir quelconque auquel on peut substituer tout autre loisir : on va au musée comme on va à la plage. Ce n’est dans les deux cas que du divertissement sans conséquences contrairement aux activités sérieuses qui permettent d’améliorer le sort des humains comme la technique, l’économie ou la politique. Toutefois la création ou la contemplation d’œuvres d’art sont-elles sans effet sur l’artiste ou le spectateur ? L’œuvre d’art est-elle un simple objet de consommation gratuite ou au contraire, tout comme les activités dites utiles, l’art peut-il être un moyen pour l’homme de s’améliorer ou d’évoluer ? Autrement dit, l’art permet-il à l’homme de progresser ? De quelle manière oppose-t-on couramment l’art au progrès ? Si l’art permet à l’homme de progresser, de quel progrès s’agit-il ? Comment se fait-il que l’art puisse remplir cette fonction ?
Partie 1
Par Art nous entendons un ensemble d’objets qui d’une part n’ont pas d’utilité pratique et qui d’autre part n’ont d’autre fonction qu’esthétique. L’œuvre d’art plaît à un ou plusieurs de nos sens, surtout à la vue ou à l’ouïe, ou encore à l’esprit. Ainsi le tableau et la sculpture plaisent à la vue, alors que la musique plaît à l’ouïe. Le roman et la poésie séduisent l’esprit, alors que le film ou le théâtre peuvent allier les deux : une belle mise en scène peut mettre en valeur une pièce émouvante. Ces œuvres ont en commun qu’elles ne servent à rien, ou si elles servent à quelque chose cette fonction pratique est sans rapport avec leur aspect esthétique. Je suis tout aussi bien assis sur une chaise Conforama que sur une chaise Louis XVI, et la cité HLM m’abrite autant qu’une villa conçue par Gaudi. Ainsi Ravaisson écrit que « la beauté est l’objet propre et exclusif de l’art ». Autrement dit, l’objet d’art n’a d’autre propos que d’apparaître et d’être beau. Si la beauté a de multiples manières d’apparaître, elle reste cependant identique à elle-même à travers le temps en ce sens que la beauté d’une époque n’est pas supérieure ou inférieure à la beauté d’une autre époque. Ainsi il n’y a pas d’ évolution en art si par « évolution » il faut entendre que l’art d’un artiste ou d’une civilisation serait dépassé par celui d’un autre artiste ou civilisation. L’art d’une époque ne remplace pas les œuvres d’une époque antérieure. Les artistes subissent tout autant les influences d’œuvres très éloignées dans le temps que celles d’art plus récent. Ainsi les artistes de la Renaissance ont été frappés par l’art grec et les artistes du début du XX e siècle par l’art dit ‘primitif’. Le spectateur du XXI e siècle a autant de plaisir esthétique à se promener dans les galeries du Louvre qu’à visiter l’exposition intitulée L’Aventure Surréaliste au Centre George Pompidou. Si donc l’art change d’un contexte historique – et géographique – à l’autre, la beauté qu’il manifeste reste également forte et intense. Par conséquent la notion d’œuvre d’art connote quelque chose de statique, sans rapport avec le niveau technique ou social de son époque, et qui donc se situe en dehors du temporel. Toute société, archaïque ou technologique, oppressive ou libérale, riche ou pauvre a produit des choses belles et une société opulente et libérale ne produit pas des œuvres plus belles qu’une société indigente et oppressive. La musique de Gershwin, écrite aux Etats-Unis durant les années 1940 et 1950, n’est pas plus puissante que la musique de Chostakovitch, composée en Union Soviétique, et une statue de Phidias, créée à une époque qui admet l’esclavage et dont la technique n’est que rudimentaire, est toute aussi belle qu’une statue de Giacometti, créée à une époque démocratique et scientifique. Au contraire la notion de progrès est temporelle. En effet par « progrès » nous entendons un processus de changement, lent ou rapide, d’un état vers un état supérieur, donc une évolution vers le mieux. Ainsi par « progrès économique » nous entendons principalement l’accroissement du pouvoir d’achat d’une population, par « progrès social » l’évolution d’une société dans le sens de la justice et de la tolérance, et par « progrès scientifique » la transition d’un état de connaissance vers un autre, plus complet et efficace. La notion de progrès est donc tout sauf statique et implique une comparaison entre deux faits ou objets dans un temps linéaire où le dernier apparu est meilleur que le premier et peut donc le remplacer. Il s’ensuit que l’objet qui se distingue de l’œuvre d’art et qui, en un sens lui est antithétique, c’est l’objet technique. Effectivement l’objet technique a pour seule fonction d’être utile et ne dure que jusqu’au moment où un autre objet qui remplit mieux la même fonction peut lui être substitué. Ainsi de nos jours personne n’allume son feu au moyen d’une pierre polie, se déplace en charrette ou se fait saigner lorsqu’il est malade car lorsque apparaît un objet ou une technique meilleur, le précèdent est immédiatement délaissé en faveur de son successeur. De même la démocratie a remplacé la monarchie à droit divin et nous considérons un coup d’état comme une régression à un état social ou politique inférieur.
En un premier temps nous concluons donc que l’art atemporel et inutile ne permet pas à l’homme de progresser puisqu’il n’y a en art que de la différence, mais pas d’évolution et donc pas de progrès. Aucune statue aussi belle soit-elle, aucun tableau ou roman n’a permis à l’homme de mieux se nourrir, se déplacer ou soigner les maladies qui l’affligent. C’est la technique, en évolution constante, qui permet à l’homme de progressivement se « rendre comme maître et possesseur de la nature » pour reprendre la formule de Descartes du Discours de la Méthode, d’élever son niveau de vie et de se mettre quelque peu à l’abri de la nature par les avances de la science.
Partie 2
Néanmoins par « progrès de l’homme » nous n’entendons pas seulement la lutte collective de l’humanité contre une nature ou un tyran hostiles, mais aussi l’évolution personnelle d’un être humain. C’est le chemin que parcourt tout individu au cours de sa vie, le développement progressif de ses facultés et sa maturation au contact du monde. Un homme progresse lorsque s’accroissent ses connaissances, lorsqu’il cultive son talent et lorsque s’approfondit sa dimension humaine, qu’il devient plus tolérant, moins étroit et davantage capable de jugement autonome. L’art permet-il à l’homme un progrès personnel ?
L’art est le moyen d’éducation par excellence de la jeunesse. Une grande partie du temps passé sur le banc de l’école est consacrée à l’étude d’œuvres littéraires qui non seulement nous enseignent la langue française et donc à nous exprimer, mais sont en outre censées être un point de départ à la réflexion. On discute les personnages, analyse les situations, résume l’intrigue ou développe un thème. Bien avant la lecture des philosophes ce sont les romans et les poèmes qui nous ont initiés aux problèmes de morale et de psychologie : nous avons médité avec Racine sur les passions et avec Molière sur l’aveuglement que suscite l’attachement à l’argent ; avec La Fontaine nous avons été confrontés à différentes sortes de gens que la vie pourra nous faire rencontrer et Victor Hugo nous a sensibilisés à la misère des pauvres et des enfants orphelins. La littérature nous fait voyager à travers l’esprit de l’auteur, profiter de son expérience et être à tour de rôle bon et méchant, victime et bourreau, serf et roi. Ainsi l’éducation littéraire nous fait sortir du monde borné qu’est le nôtre et nous fait voir, même vivre, l’expérience d’un autre, de plusieurs autres, et des plus grands que nous. Ce qui distingue un être ignorant d’un être cultivé c’est que ce dernier a eu un premier contact avec l’expérience humaine avant que la vie ne lui la fasse connaître, de telle manière qu’il ne fasse pas son entrée dans la vie tel un enfant naïf, mais aura déjà une distance, aussi minime soit-elle, par rapport à la « comédie humaine » qui lui permettra de relativiser ce qui lui arrive et de le mettre dans un contexte plus vaste que sa maigre expérience personnelle. L’homme cultivé qui a voyagé à travers les œuvres de Shakespeare ou de Thucydide aura une expérience humaine plus ancienne que l’homme ignorant pour qui tout arrive pour la première fois. Ceci permet à ce dernier de juger avec plus de maturité, au lieu d’être une victime facile des sectes et idéologies de toute sorte, ou à la merci de ses passions comme un bébé. Ainsi, si ces œuvres et leurs études sont souvent considérées comme futiles – d’abord, on les « oublie » et en outre de nombreux parents et éducateurs préconisent une école à vocation plus « pratique » et « utile à la vraie vie » - elles sont en fait un outil de progrès personnel irremplaçable. Ainsi Jaqueline de Romilly écrit que « de cet amas de connaissances que l’on croyait d’abord inutiles et qui peu à peu se sont effacées, disparaissant de notre conscience les unes après les autres, résulte donc pour finir la possibilité d’avoir une pensée personnelle, une vie indépendante et une personnalité autonome » (Le Trésor des Savoirs Oubliés). En effet le progrès que l’art fait faire à l’homme, d’abord comme élève puis comme adulte qui continue l’éducation commencée à l’école, est la capacité toujours croissante de jugement personnel: « se former une opinion à soi, c’est faire preuve de liberté d’esprit, c’est par suite choisir soi-même sa voie, ses orientations, ses engagements. C’est éviter de se laisser guider par autrui, d’être prisonnier d’un milieu, de tomber dans tous les pièges de la propagande et de la malhonnêteté. » (ibid). En fin de compte, ce que le contact de l’art apporte à l’homme c’est son humanité.
Partie 3
Il convient alors de se poser la question : comment l’art peut-il jouer ce rôle ? Qu’est-ce qui fait que l’art permette à ce point à l’homme de progresser ?
L’art, écrit Hegel dans l’Esthétique, nous révèle l’Idée Absolue, c’est à dire « le principe spirituel comme unité de l’existence empirique du concept » ou, en termes plus « modernes », les structures sous-jacentes à toute apparition du divers. L’art dans son essence se rapproche peut-être de la physique de pointe dans son aspiration à connaître les lois fondamentales qui régissent la nature et qui sont comme un champ abstrait d’information, de formes et de règles, et le soubassement de nous-mêmes et de tout ce qui nous entoure. Ceci est d’autant plus manifeste dans l’art que celui-ci est plus moderne puisque l’art moderne a détruit l’objet lui-même pour faire apparaître l’essence de cet objet ou la raison derrière sa manifestation. L’art nous amène donc au cœur de la nature, là où la création est non pas par-faite mais entrain de se faire. Ainsi Michel Henry écrit que les œuvres d’art modernes sont « des formes organiques au chromatisme clair et froid, des sortes d’infusoires, des fragments d’insectes, les ébauches de feuillage – les créatures d’un autre monde, d’une autre nature, de tout monde possible, du nôtre aussi par conséquent » (Voir l’Invisible).
L’art reflète donc les vibrations invisibles qui nous apparaissent grossièrement comme « des objets du monde », mais que nous ressentons également en nous-mêmes car elles sont notre conscience dans son aspect le plus fondamental : ses lois inconscientes, son virtuel enfoui. L’art nourrit cette force psychique somnolente en chacun de nous, l’éveille, la stimule, et fait de nous des êtres plus conscients et plus capables. Ainsi Kandinsky écrit dans Du Spirituel dans l’Art que « l’art dans son ensemble n’est pas une vaine création d’objets qui se perdent dans le vide, mais une puissance qui a un but et qui doit servir à l’évolution et à l’affinement de l’âme humaine. Il est le langage qui parle à l’âme dans la forme qui lui est propre, de choses qui sont le pain quotidien de l’âme et qu’elle ne peut recevoir que sous cette forme ». Il se révèle donc que l’art est non seulement un moyen pour l’homme de progresser, mais que seul l’art permet ce progrès. L’art en effet, contrairement à la science ou au discours du moraliste, ne s’adresse ni à l’intellect, ni aux émotions, mais à ce que nous pourrions appeler la racine de la conscience, là où les idées et les sentiments d’un être humain sont en gestation. Ainsi un physiologiste pourra discourir sur l’harmonie du corps humain, la démontrer par des mesures et un rapport sur l’excellent fonctionnement de tous ses organes ; rien de ce qu’il dit n’en révèlera la perfection qui néanmoins est immédiatement visible dans une statue de Rodin.
En effet à ce niveau embryonnaire du contenu de la conscience le psychique est plus réceptif, plus souple et plus capable d’assimiler ce qu’il perçoit. Pour cette raison la contemplation ou la création d’œuvres d’art ont des répercussions bien plus profondes sur l’individu que le discours du sophiste ou les faits prouvés par la science qui n’influencent que les couches superficielles de la conscience. L’art s’adresse à l’intuition qui, comme le dirait Bergson, permet à la conscience de saisir la totalité de l’objet dans sa durée, d’en voir en un coup d’œil toutes ses facettes et même sa raison d’être, sa place dans la création.
Conclusion
Cependant si l’art est à ce point essentiel au progrès spirituel de l’homme, nous comprenons le danger d’une société mercantile et utilitaire qui voudrait réduire le temps consacré à l’étude des œuvres classiques et qui, de par son ignorance invétérée de la nature et du rôle de l’art, tend à confondre art et divertissement, culture et culture de masse. Dans une société où tout doit en fin de compte servir à quelque chose, et où le destin de tout objet quel qu’il soit est d’être consommé et donc de disparaître, la distinction entre une œuvre dont le propos est de nous révéler la nature profonde de notre monde et un objet qui n’est qu’un banal maillon dans l’interminable chaîne des choses fabriquées et consommées, tend à s’estomper, voire à s’effacer tout à fait. De cette incapacité à discerner l’œuvre d’art de l’objet ordinaire témoignent le mélange de l’un et de l’autre notamment dans les spots publicitaires où une symphonie de Mozart peut servir à mettre en valeur une voiture qu’on veut vendre. Ainsi dans La Crise de la Culture Hannah Arendt s’inquiète pour le futur des grandes œuvres à une époque comme la nôtre où une version feuilleton télévisée du roman Le Rouge et le Noir est considéré remplacer la lecture de l’original, d’accès plus « difficile », et où on va voir Othello au théâtre, non parce que c’est une œuvre immortelle, mais parce que c’est samedi, qu’il n’y a plus de places pour Astérix et Obélix, Mission Cléopâtre et que de toute façon la carte UGC Illimité a expiré. Si l’art doit pouvoir permettre à l’homme de progresser, il faut que l’homme sache au moins ce qu’est une œuvre d’art, pourquoi il la contemple et pourquoi elle ne lui révèle pas nécessairement tout de suite son essence. A la crise de la culture est liée une crise de l’éducation qui ne forme plus ses élèves au goût et au discernement, alors que ceux-ci sont le point de départ inconditionnel du progrès par l’art. Une culture du divertissement, une civilisation technocrate et commerciale en son essence, ne s’adresse qu’à des sauvages incapables à autre chose qu’ingérer un objet après l’autre dans une orgie incessant de la consommation. L’absence de culture classique, d’éducation littéraire et artistique, ont donc pour conséquence inéluctable la barbarie.
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